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Mise à jour en septembre 2008

Présentation du CDI

 

 

 

Venue de Jean-Pierre Dupuy le 21 mars 2006

 

Présentation de Jean-Pierre Dupuy :

Directeur de recherche au CNRS, professeur à l'Université de Standford en Californie, ancien professeur à l'Ecole Polytechnique en philosophie sociale et politique .

Compte rendu de la conférence :

Référence à Hannah Arendt .

Face au mal radical, le catégories morales sont dépassées. Difficulté de nommer le mal. Pour le comprendre, on se tourne alors vers le Cosmos .Le mal devient une atteinte à l'ordre naturel des choses. Exemple "Shoah" dans la Bible signifie "catastrophe naturelle".

Le mal humain est interprété comme un mal naturel

Le mal humain sans mauvaise intention (agrégations d'actions humaines) est tout aussi terrifiant . La technique produit des conséquences non voulues, irréversibles

Paradoxe du tas dit aussi de "sorite". Exemple du chauve. On lui rajoute un cheveu, il reste toujours chauve. Quand sera-t-il chevelu ? Quel critère retenir ? Différence entre le 24e et le 25e cheveu ? Conclusion : on ne peut fixer l'action qui rend chevelu c'est l'agrégation qui rend chevelu et non une action identifiable .

Ainsi la mal peut être le résultat d'agrégations d'actions sans danger prises une à une et sans mauvaises intentions

Cas étudié de Tchernobyl : 20e anniversaire

Thème de l'invisibilté du mal : morts invisibles (problèmes des cancers qui ne peuvent être calculés qu'en thème de probabilités). Nous ne pouvons compter une à une les victimes.Les rapports officiels les oublient également. Scandale éthique. Certains vont en profiter pour minimiser la catastrophe.

Image de Prométhée (présente de manière provocatrice sur le mur de la centrale) qui symbolise la démesure de la technique, la capacité de changer l'ordre du monde. Ici, contrairement au mythe, pas de sanction.

 

Texte de l'auteur

Tchernobyl, le sarcophage de l'humain

Jean-Pierre Dupuy

 

Pour le vingtième anniversaire de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl,
 le 26 avril 1986.

 

On fleurit les tombes, on réchauffe le Soldat Inconnu.
Vous mes frères obscurs, personne ne vous nomme.

Léopold Senghor (Hosties noires, 1938)

 

J'ai honte

On ne revient pas indemne d'un voyage à Tchernobyl. Ce ne sont pas les millisieverts accumulés dans les quelques heures passées près du "sarcophage" qui vous rongent les chairs. C'est l'émotion. Oh, elle ne vous submerge pas tout de suite. Certains laissent éclater la crise de sanglots qu'ils ont réussi à contenir tout au long de la visite dans le car qui les ramène à Kiev. Je n'oublierai pas cette jeune étudiante ukrainienne recroquevillée au fond de la voiture: au milieu de ses pleurs, elle bredouillait des mots qui, traduits, signifiaient quelque chose comme: "j'ai honte de mon pays, j'ai honte de l'humanité." Pour d'autres, l'effondrement ou la dépression se manifestent plus tard, lorsqu'ils sont déjà rentrés dans une de ces villes de l'Occident que le courage ou la folie des centaines de milliers de "liquidateurs" ont protégées d'une catastrophe majeure. Déambulant à travers les paysages magnifiques et contaminés de l'Ukraine ou de la Biélorussie, on se raidit, on se durcit. C'est qu'on ne voit rien, le mal est invisible, et il en paraît d'autant plus redoutable. L'émotion se nourrit, non pas de ce que les sens nous disent, mais de ce que l'on sait, ou de ce que l'on croit savoir, au sujet de la tragédie. C'est l'absence qu'il faut se représenter pour pouvoir sentir quelque chose. Rien n'est plus difficile que de se figurer la présence de l'absence. J'en fis l'expérience en décembre 2001 lors d'un pèlerinage à Ground Zero, ce vide entouré de géants ouvert en plein cœur de Manhattan: il manquait quelque chose, mais il fallait faire remonter à la conscience les images d'un passé heureux pour "voir" le fantôme des tours jumelles. L'absence, ici, est celle des villages rasés, des habitants déplacés, des formes de vie, végétales, animales et humaines, anéanties. Redoutable abstraction que l'éloignement géographique et temporel aide à mieux saisir. Car la pensée, spontanément idéaliste, a du mal à distinguer entre l'objet que l'on ne perçoit plus et l'objet qui n'est plus.

J'ai presque honte de rapporter ces impressions d'un unique et rapide  séjour dans la "zone des trente kilomètres", à l'intérieur de ce cercle centré sur "la chose" qui délimite plus ou moins arbitrairement une aire où la mort l'emporte sur la vie. J'ai honte, car ce que j'ai vécu avec quelques compagnons de voyage, des millions de gens le vivent quotidiennement depuis vingt ans. Et cette réaction de fillette qui fut la mienne, les experts reprochent précisément à ces malheureux de s'y abandonner. Ils parlent même de "fatalisme paralysant". Une fois de plus, c'est la victime que l'on blâme. Oui, on peut avoir honte pour l'esprit humain.

Je suis en colère

De retour à Paris, en ce début du mois de septembre 2005, j'apprends que ce que l'on m'a montré et expliqué sur place est complètement faux. On m'a induit en erreur, on m'a trompé. Le rapport du "Forum Tchernobyl", organisme multi-agence dépendant de l'ONU, vient d'être rendu public et un communiqué de presse intitulé "Tchernobyl: l'ampleur réelle de l'accident" annonce fièrement: "Jusqu'à 4000 personnes au total pourraient à terme décéder des suites d'une radio-exposition consécutive à l'accident survenu il y a une vingtaine d'années dans la centrale nucléaire de Tchernobyl: telles sont les conclusions d'une équipe internationale de plus d'une centaine de scientifiques." L'AFP, commentant le rapport, écrit pour sa part ceci, qui sera repris par toute la presse: "Le bilan final de l'accident nucléaire de Tchernobyl devrait être de quelque 4000 morts, soit nettement moins que ne le craignaient les experts." C'est le moins qu'on puisse dire! À Kiev et à Tchernobyl, on nous a rapporté les déclarations du secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, évoquant en 2000 les "9 millions de victimes de Tchernobyl", dont 3 millions d'enfants nécessitant des traitements médicaux continus. On a compté les morts en dizaines, voire en centaines de milliers. On nous a parlé de l'évacuation des 48.000 habitants de Pripyat, la ville voisine de la centrale, qui n'a commencé que trente-six heures après l'explosion: parmi ces personnes déplacées, 15.000 seraient mortes dans les six mois, entassées dans les hôpitaux de Kiev. On a insisté sur le cas tragique des 600.000 à 800.000 liquidateurs, ces volontaires le plus souvent forcés qui ont nettoyé le site en absorbant les plus fortes doses et pour lesquels on ne sait pratiquement rien: ceux qui ne sont pas morts dans les mois qui ont suivi la catastrophe se sont dispersés dans toute l'ex-Union soviétique et aucune étude épidémiologique n'a pu être pratiquée, ni sur eux ni sur leur descendance. Surtout, des médecins et des généticiens nous ont longuement parlé des effets des faibles doses de radioactivité sur la dizaine de millions de personnes qui vivent, boivent, s'alimentent et se reproduisent dans un milieu contaminé: cancers, cardiopathies, fatigues chroniques, pathologies inédites, sentiment de déréliction touchent une population immense et, parmi elle, surtout les enfants et les jeunes. Et l'on craint des effets irréversibles sur le génome humain. Ainsi, tout cela, que nous avions en tête en nous approchant du sarcophage, ne serait qu'un tissu d'erreurs ou, pis encore, de mensonges. Le professeur Youri Bandajevsky, ex-recteur de l'Institut de médecine de Gomel en Biélorussie, à une centaine de kilomètres de Tchernobyl, dont les recherches ont porté sur le danger des faibles doses et sur la contamination par l'alimentation, aurait ainsi préféré subir la torture et l'emprisonnement plutôt que de cesser de répandre ces sornettes à ses concitoyens. Crédules, nous serions les victimes de ces faux témoins, de ces témoins mensongers, de ces martyrs à l'envers, en quelque sorte.

Le dit "Forum Tchernobyl" fait autorité. À la demande de l'Agence Internationale de l'Energie Atomique (AIEA), il a été mis sur pied en 2002 pour évaluer les conséquences de la catastrophe. Il regroupe huit organisations internationales dépendant de l'ONU, parmi lesquelles l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS), le Programme des Nations Unies pour l'Environnement, la Banque mondiale, le Comité scientifique des Nations Unies pour l'étude des effets des rayonnements ionisants (UNSCEAR) et l'AIEA elle-même, ainsi que les gouvernements de la Russie, de l'Ukraine et de la Biélorussie. Que tous ces organismes et les experts qui les représentent se soient mis d'accord sur le chiffre définitif de 4000 morts impressionne. L'accord de l'AIEA et de l'OMS n'a certes rien qui surprenne: la première, auréolée aujourd'hui de son prix Nobel de la paix, et dont la mission est "d'accélérer et d'accroître la contribution de l'énergie atomique à la paix, à la santé et à la prospérité dans le monde entier", a obtenu en 1999 de la seconde qu'elle ne prenne jamais de position publique qui puisse lui nuire, ce qui revient à subordonner la santé publique à la santé de l'industrie nucléaire. Mais la signature des autres entités qui composent le Forum, celle de l'UNSCEAR tout particulièrement, est une garantie de sérieux et d'objectivité. Je sens monter en moi la colère pour m'être ainsi fait abuser par mes hôtes ukrainiens.

Me documentant comme j'aurais dû le faire avant d'entreprendre le voyage à Tchernobyl, je comprends qu'un abîme d'incompréhension et d'évaluation s'est creusé dès le départ, entre ceux qui ne cessent de clamer leurs souffrances et les technocrates qui leur tiennent des propos tels que celui-ci: "Tchernobyl a causé trente et une morts, suite aux lésions causées par deux cents sieverts, cliniquement attribués à l'exposition aux radiations, ainsi que deux mille cancers aisément curables de la thyroïde chez l'enfant. A ce jour, il n'existe aucune preuve, validée internationalement, d'un impact sur la santé publique qui soit attribuable à Tchernobyl par exposition – je souligne: par exposition aux radiations. " Cette insistance sur la notion de conséquence causale de l'exposition aux radiations s'explique par le fait que la thèse officielle ne nie pas – comment pourrait-elle le faire? – que la catastrophe ait eu des "conséquences socio-psychologiques" (sic) énormes, c'est-à-dire, en termes non jargonnesques, qu'elle a gâché la vie de millions de malheureux qui transmettent leur détresse à leurs descendants, de génération en génération. Ceux-là mêmes qui chiffrent les décès en dizaines et non pas en dizaines de milliers n'hésitent pas à affirmer que Tchernobyl représente la plus grande catastrophe que le nucléaire civil ait jamais connue jusqu'ici. Comment se reconnaître dans le dédale de ces apparentes contradictions?

La dialectique implicite à la thèse officielle se décline en trois temps:

1) La catastrophe de Tchernobyl a produit une radioactivité considérable (des centaines de fois plus de matières radioactives rejetées qu'à Hiroshima), mais les conséquences causales de l'exposition aux radiations auront été infimes par rapport à ce qui a été craint, annoncé, répercuté par des medias intéressés au sensationnel. La science, objective et rationnelle, nous l'affirme.

2) Les populations concernées ont été en vérité très gravement affectées, mais c'est parce qu'elles croyaient avoir été très gravement affectées, dans l'ignorance où elles sont restées du point 1).

Le rapport du Forum Tchernobyl déploie une grande ingéniosité en suggérant quelques uns des mécanismes qui peuvent expliquer 2), même s'il ne s'agit que de conjectures. Mécanismes physiologiques: le stress, l'angoisse peuvent produire les pathologies étranges que l'on observe dans les zones contaminées; mécanismes psychologiques: les habitants attribuent systématiquement les maux qui les accablent à la radioactivité et, vivant celle-ci comme une fatalité, négligent de se soigner; de même, si la natalité a fortement baissé dans certaines régions, et les avortements crû en proportion, la crainte de l'avenir en est seule responsable; ou encore, du fait des déplacements de populations certaines zones ont vu l'âge moyen de leurs habitants faire un bond en avant, mais le taux de mortalité qui a crû en conséquence a été imputé à l'accident; quant à l'augmentation observée des malformations congénitales, elle résulte de ce que précisément on s'intéresse plus qu'avant à les déceler; mécanismes sociaux: la mauvaise conscience des autorités locales jointe à l'avidité ou à l'esprit de revanche des personnes virtuellement affectées a fait que le nombre de ceux qui reçoivent une indemnisation, et donc se considèrent comme victimes de la catastrophe, a crû continûment au fil des années.

3) Le troisième moment dérive des deux premiers: pour briser les mécanismes responsables de l'écart entre la vérité objective 1) et les croyances autoréalisatrices 2), il faut informer, communiquer, éduquer de façon que les gens en arrivent à vivre avec la chose, l'apprivoisent, se déprennent de toute angoisse – comme on apprend à vivre sans peur dans l'espace autoroutier en se soumettant à quelques règles simples et finalement peu contraignantes.

Je trouve ces analyses convaincantes, même si certaines formulations me choquent, celle-ci en particulier qui frise l'indécence: "L'OMS rapporte que les individus affectés par l'accident ont été officiellement considérés comme des 'victimes', ce qui a été traduit par 'invalides'. Ainsi, plutôt que de se considérer comme d'heureux survivants ayant échappé aux conséquences de la catastrophe, les habitants des zones affectées par les retombées radioactives estiment n'avoir aucun contrôle sur leur avenir, qu'ils perçoivent sans espoir. " Mais en ce mois de septembre 2005, un fait nouveau surgit, la publication du livre de Georges Charpak intitulé De Tchernobyl en Tchernobyls . Le point de vue de Charpak, prix Nobel de physique, artisan inlassable de l'accès du grand public à la science, membre du comité d'éthique de l'AREVA, ne peut être jugé insignifiant. Or que lis-je sur la page 4 de couverture? "Nous ne sommes pas à l'abri de nouveaux tchernobyls. L'humanité va s'enrichir de milliards d'individus dans les décennies à venir. L'énergie nucléaire est donc plus que jamais indispensable. Mais l'accident de Tchernobyl aura fait des dizaines de milliers de morts." La lecture du livre me persuade que cette estimation est la bonne, elle est à la fois la plus rationnelle et la plus conforme à l'éthique. Ma colère jaillit de nouveau, elle se porte cette fois sur les rapports officiels, dont la malhonnêteté intellectuelle et l'obscénité morale me sautent maintenant aux yeux. Je m'en explique dans ce qui suit.

L'expertise ne pense pas

Tchernobyl est un symbole qui transcende le cas Tchernobyl. C'est le symbole de l'avenir énergétique et environnemental de la planète, c'est-à-dire de l'avenir de l'humanité. Si nous voulons éviter une catastrophe climatique majeure, nous devons impérativement nous interdire d'extraire du sous-sol plus du tiers des ressources fossiles, pétrole, gaz et charbon, qui s'y trouvent encore enfouies. Jamais le marché de l'énergie ne sera capable d'un tel effort d'autolimitation: il ne réagit qu'à la rareté des ressources, or celles-ci apparaissent comme très fortement surabondantes si l'on tient compte de la contrainte climatique. La nucléocratie mondiale le sait et si elle agit tant, publiquement ou en sous-main, pour attirer l'attention sur la menace environnementale, c'est qu'elle y voit la grande chance du nucléaire civil. La grande question est donc celle-ci: est-il possible d'assurer la sûreté de cette forme d'énergie par des moyens qui soient compatibles avec les principes de base d'une société ouverte, démocratique et juste? S'il s'avérait que l'opacité, la dissimulation et le mensonge sont les conditions nécessaires de cette sûreté, l'équation énergétique et environnementale serait sans solution. Il resterait certes à l'humanité la liberté de choisir un autre mode d'accomplissement que le développement matériel, mais ceci est une autre histoire.

Je ne crois pas aux théories du complot et j'ai grand peine à imaginer, comme semblent parfois le faire ceux qu'on appelle les "antinucléaires", qu'une armée secrète de nucléocrates ambitionne de s'emparer du pouvoir mondial. La leçon de mon maître Ivan Illich me paraît à la fois plus juste et beaucoup plus inquiétante: les plus grandes menaces viennent aujourd'hui moins des méchants que des industriels du bien. On doit moins redouter les mauvaises intentions que les entreprises qui, comme l'AIEA, se donnent pour mission d'assurer "la paix, la santé et la prospérité dans le monde entier". Ce qui m'effraie le plus dans le cas Tchernobyl, c'est que la soi-disant expertise n'ait pas une qualité de pensée à la hauteur des problèmes qu'elle pose à la société. La technocratie qui accuse volontiers ses adversaires de tomber dans l'irrationnel et l'obscurantisme, manque du sérieux et du jugement minimal qu'on est en droit d'attendre de citoyens qui mettent en péril la possibilité d'une vie digne et sûre sur cette planète. L'expertise ne pense pas ce qu'elle fait, tel est le danger suprême. Je le montre en trois points sur le cas Tchernobyl.

L'ignorance du symbolique

L'estimation des effets sur la santé humaine d'une catastrophe nucléaire recourt à trois méthodes: l'observation directe, l'enquête épidémiologique et la modélisation. Les sauveteurs des premières heures ont reçu à Tchernobyl des doses telles que leur mort peut être attribuée en toute certitude à l'accident. Pour toutes les personnes qui ont subi sur le moment et par la suite des doses moyennes ou faibles, les choses sont beaucoup plus complexes. En principe, une enquête épidémiologique pourrait apprécier rétrospectivement l'excès des maladies malignes qui ont affecté les populations touchées sur le taux normalement attendu. Cette enquête n'a pu être faite correctement dans le cas de Tchernobyl, pour deux raisons: d'une part, les populations les plus touchées, c'est-à-dire les liquidateurs et les personnes que l'on a dû déplacer, se sont dispersées sur tout le territoire de l'Union soviétique, et aucun suivi sérieux n'a pu avoir lieu; pour les millions de personne qui ont reçu de faibles doses, d'autre part, une étude épidémiologique n'aurait pu détecter un éventuel accroissement du taux de mortalité par leucémie ou cancer, de toute évidence faible, voire très faible, qu'au prix de moyens exorbitants que l'Union soviétique au bord de la décomposition ne pouvait mobiliser. C'est donc la modélisation qui s'est substituée à l'enquête épidémiologique, cette même modélisation à laquelle on doit de toute façon avoir recours pour estimer les morts à venir.

Le modèle retenu par les autorités internationales de radioprotection est un modèle linéaire sans seuil: il est donc supposé que l'effet sur la morbidité et la mortalité est proportionnel à la dose reçue même pour les très faibles doses. En d'autres termes, il n'existe aucun seuil de radiations en deçà duquel l'effet est postulé être nul. Les autorités en question présentent cette hypothèse comme relevant de la prudence: elle majorerait l'effet réel. Georges Charpak lui donne une assise scientifique en invoquant l'argument suivant. Les effets de la radioactivité sur le métabolisme cellulaire sont similaires aux accidents spontanés qui causent les cancers "naturels" dont meurent vingt pour cent d'une population donnée. Rien ne distingue un cancer causé par les radiations d'un cancer ordinaire. Comme l'effet des radiations supposées faibles est marginal par rapport aux causes autres de cancer, l'augmentation du taux de cancer dû aux radiations peut être tenu pour proportionnel à la dose de celles-ci, même pour des doses très faibles: c'est la base même du calcul différentiel.

Le modèle linéaire sans seuil a une implication très importante: le nombre de décès dus aux radiations dans une population donnée n'est fonction que de la dose globale reçue par celle-ci, indépendamment donc de sa distribution dans le temps et dans l'espace. Une dose globale très concentrée dans le temps et sur une faible partie de la population aura le même effet quantitatif que la même dose globale touchant la population entière sur une durée très longue.

Lorsqu'on lit le rapport du Forum Tchernobyl avec quelque attention, on découvre que les 4.000 morts annoncées n'ont été calculées au moyen du modèle linéaire sans seuil que sur une très petite partie de la population mondiale que les radiations ont touchée: tout juste 600.000 personnes, soit environ 200.000 liquidateurs, 120.000 personnes évacuées et 270.000 autres résidant dans les zones les plus contaminées. Quant aux millions de personnes autres touchées, l'estimation officielle ne se prononce pas à leur sujet, ce que tout le monde a compris comme signifiant que la catastrophe n'était responsable  d'aucune mort parmi elles. Si on leur applique à elles aussi, ne serait-ce que pour des raisons de cohérence interne, le modèle linéaire sans seuil, on trouve comme Charpak que la catastrophe nucléaire de Tchernobyl aura provoqué des dizaines de milliers de décès. Le tour de passe-passe doit être salué bien bas.

Mais il y a un second tour de passe-passe, plus intéressant et subtil, plus révoltant encore que le premier. Lorsque les doses radioactives sont très étalées dans le temps et distribuées sur une vaste population, il est impossible de dire d'une quelconque personne désignée qui meurt d'un cancer ou d'une leucémie qu'elle est morte du fait de Tchernobyl. Tout ce que l'on peut dire, c'est que la probabilité qu'elle avait a priori de mourir d'un cancer ou d'une leucémie a été très légèrement accrue du fait de Tchernobyl. Les trente ou quarante mille morts qu'aura causées la catastrophe nucléaire ne peuvent donc être nommées. La thèse officielle consiste à en conclure qu'elles n'existent pas. Non seulement cela constitue une faute philosophique grave, c'est un crime éthique.

Le problème philosophique profond qui se cache derrière le sophisme que je dénonce est explicitement traité dans l'un des ouvrages les plus importants et les plus influents de la philosophie morale du vingtième siècle, Reasons and Persons, du philosophe britannique Derek Parfit . Ce livre fut publié en 1984, deux ans avant la catastrophe. Sous le nom de "Cinq erreurs majeures en mathématiques morales", il démonte de façon prémonitoire la série de faux raisonnements dont se sont rendus coupables les experts en catastrophe nucléaire ou en radioprotection. J'ose à peine suggérer qu'une réforme souhaitable de l'expertise devrait imposer à tout candidat expert l'obligation d'acquérir une solide formation philosophique de base. On croirait que je prêche pour ma paroisse.

Il existe des actions ou des faits qui ont une probabilité extrêmement faible de produire un effet considérable. Parce qu'elles sont insignifiantes, un calcul moral ou rationnel devrait-il tenir ces probabilités pour nulles? Il existe des actions ou des faits qui produisent des effets imperceptibles mais qui touchent un très grand nombre de personnes. Parce que ces effets sont imperceptibles, devrait-on les passer par pertes et profits? Une réponse affirmative à ces questions se heurte immédiatement à l'une des nombreuses formes du paradoxe des sorites (littéralement: le paradoxe du tas), connu depuis le 4ème siècle avant Jésus-Christ: un cheveu greffé sur le crâne d'un chauve ne le transforme pas en non-chauve; et cependant un non-chauve n'est qu'une personne qui a un certain nombre de cheveux.

Soit une élection nationale qui oppose deux candidats, ou un référendum offrant le choix entre deux options. Sauf dans le cas extrêmement improbable (peut-être une chance sur un milliard) où les suffrages se répartiraient également entre les deux options, il est incontestable que le bulletin déposé dans l'urne par chacun des électeurs aura eu un effet nul. A la question: "Le résultat final eût-il été changé si j'avais voté autrement que je l'ai fait (ou bien si je n'avais pas voté)?", chacun doit répondre: non! Et cependant, le résultat du vote découle immédiatement du décompte des voix. Or nous savons résoudre ce paradoxe. Il suffit de recourir au mode de pensée symbolique, ce que, dans ces situations, nous faisons spontanément. Nous interprétons les résultats de tels votes, même ou surtout lorsqu'ils sont serrés, comme la manifestation du choix soigneusement délibéré d'un sujet collectif: le peuple, l'électorat, etc. Du point de vue de la rationalité étroite qui est celle des experts, ce sujet collectif qu'on appelle en renfort est une pure fiction. Il dissout cependant le paradoxe au plan moral, qui est ici celui de la responsabilité.

La consultation concernant le traité de Maastricht a donné en France l'avantage au oui, mais d'extrême justesse. On a dit: "Dans sa grande sagesse, le peuple français a répondu oui à l'Europe, mais il a aussi voulu donner un avertissement à tous ceux qui voulaient précipiter les événements." Si cette manière de penser est légitime, ne l'est pas moins celle qui affirme: "La catastrophe de Tchernobyl est responsable de dizaines de milliers de morts, sans compter les innombrables et inquiétantes pathologies qui minent la vie de millions de personnes."

Le très grand écrivain britannique G. K. Chesterton est l'inventeur du polar théologique, d'inspiration fortement catholique. Son Sherlock Holmes à lui est le père Brown, toujours flanqué de son Watson, le détective français un peu simplet Flambeau. L'un des contes les plus profonds dans la série des aventures du père Brown se nomme "The sign of the broken sword". Il a inspiré plus d'un écrivain ou cinéaste. Au début du récit, le père Brown pose à son compagnon une série de questions apparemment sans rapport avec le problème qu'ils ont à résoudre:

– "Où le sage cachera-t-il un caillou?" – "Sur la grève", répond Flambeau.

– "Où le sage cachera-t-il une feuille?" – "Dans la forêt."

– "Mais que fait-il s'il n'y a pas de forêt?"

Flambeau reste muet. Le père Brown fournit la réponse: "Il fait pousser une forêt pour l'y cacher. Un terrible péché."

Il s'avère que le criminel a envoyé des centaines d'hommes à la mort pour masquer le crime qu'il a commis. Le cadavre se trouve dissimulé au milieu d'une forêt de cadavres. Les experts qui nous assurent que Tchernobyl aura fait quatre mille morts n'ont pas eu besoin de faire pousser une forêt de cadavres pour dissimuler les dizaines de milliers de morts qu'ils ont omis d'inclure dans leur dénombrement macabre. La nature leur a fourni obligeamment ce dont ils avaient besoin pour masquer leur forfaiture. Ils ont haché menu les cadavres qu'ils voulaient soustraire au regard et les ont introduits dans la chair de tous ceux qui, dans les vastes zones contaminées, sont morts d'un cancer "naturel". Ils ont prétendu dans cette hécatombe ne pas reconnaître la part maudite qui porte la signature de Tchernobyl. Un terrible péché.

L'ignorance des contrefactuels

"Le nez de Cléopâtre, s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé." De telles propositions conditionnelles sont dites, en philosophie, contrefactuelles parce que l'antécédent, "s'il eût été plus court", est contraire aux faits: la longueur du nez de Cléopâtre est la longueur qui fut la sienne. L'étude des contrefactuels est un des chapitres les plus difficiles de la métaphysique. Les positivistes croient pouvoir se passer de cette notion, mais il n'y a pas de pensée des affaires humaines qui puisse en faire l'économie.

"L'Europe aurait pu devenir inhabitable" si … Il s'en est fallu de peu à Tchernobyl que l'antécédent qui aurait rendu ce conséquent vrai se réalise, et moi, citoyen français, je ne pourrais aujourd'hui écrire ces lignes. Si la catastrophe s'était conclue par une explosion nucléaire, la ville de Kiev aurait été rasée, la Biélorussie rendue impropre à la vie à jamais et l'Europe, en effet, inhabitable pour une durée indéterminée. Il eût suffi pour cela qu'une partie de la masse énorme de matières fissiles que l'explosion a projetées à un kilomètre au-dessus du toit arraché de la centrale reste coincée dans celle-ci, brûle la mince dalle en béton sur laquelle reposait la cuve, ce qui l'aurait mise en contact avec l'eau du sous-sol destinée à refroidir le réacteur: Tchernobyl serait devenu une bombe atomique.

Il s'en est fallu de peu: ce n'est pas par hasard que le jargon nucléaire américain, civil comme militaire, a forgé une expression pour dire cela: "near miss", qui a presque la force d'un concept. Vingt fois au moins durant la guerre froide, il aura été "moins cinq" de minuit, les douze coups signifiant une apocalypse nucléaire qui aurait soufflé une bonne partie de l'humanité. Le nucléaire civil a connu jusqu'ici plus d'un "near miss". Il serait fastidieux d'en produire la liste. Le plus connu, outre Tchernobyl, est l'accident qui toucha la centrale de Three Mile Island, en Pennsylvanie, le 28 mars 1979. Il s'en est fallu de peu que ce soit un Tchernobyl avant la lettre, et que la formation d'une bulle d'hydrogène, événement qui n'avait été prévu dans aucun des scénarios d'accident imaginés par les autorités, se combine avec une production d'oxygène par décomposition de l'eau du réacteur pour produire une explosion qui aurait fait éclater la cuve, l'enceinte, et aurait projeté dans l'atmosphère tous les produits de fission. Un Tchernobyl aux Etats-Unis, le pays où l'opinion publique exerce le plus ce despotisme doux dont parlait Tocqueville, aurait eu des répercussions sociales, économiques et politiques qu'un pays totalitaire même en décomposition avancée avait encore les moyens de tuer dans l'œuf. Le moins qu'on puisse dire est que c'en eût été fini de l'industrie nucléaire américaine et, peut-être, mondiale.

Tchernobyl a fait des dizaines de milliers de morts, et non pas quatre mille. Je soutiens qu'au passif de Tchernobyl, il faut aussi compter les millions de morts contrefactuels, ceux qui seraient morts, et j'en suis, si … Comme disait Madame de Sévigné: "Ne laissez point vivre ni rire des gens qui ont la gorge coupée et qui ne le sentent pas."

Cette proposition ne va pas de soi. Je ne connais pas de meilleure façon de l'argumenter que de rappeler que ce fut très exactement la manière de raisonner des stratèges de la dissuasion nucléaire.

Le problème majeur que la doctrine de la dissuasion a dû affronter est le caractère non crédible de la menace sur laquelle la dissuasion est censée reposer. Si tu fais un pas en avant, je déclenche l'escalade qui nous mènera tous les deux dans l'enfer de l'apocalypse nucléaire, et le reste du monde avec nous. L'intention dissuasive a un statut hautement paradoxal: c'est précisément parce qu'on la forme que les conditions qui conduiraient à la mettre à exécution ne sont pas réunies: l'adversaire étant par hypothèse dissuadé n'attaque pas le premier, et l'on n'attaque jamais soi-même en premier, ce qui fait que personne ne bouge. On forme une intention dissuasive afin de ne pas la mettre à exécution. Les spécialistes parlent d'intention auto-invalidante (self-stultifying intention), ce qui donne un nom à l'énigme à défaut de la résoudre.

Tardivement, certains comprirent qu'il n'est nul besoin d'intention dissuasive pour rendre la dissuasion nucléaire efficace. La simple existence d'arsenaux se faisant face, sans que la moindre menace de les utiliser soit proférée ou même suggérée, suffit à ce que les jumeaux de la violence se tiennent cois. L'apocalypse nucléaire ne disparassait pas pour autant du tableau. Sous le nom de dissuasion "existentielle", la dissuasion apparaissait désormais comme un jeu extrêmement périlleux consistant à faire de l'anéantissement mutuel un destin. Dire qu'elle fonctionnait signifiait simplement ceci: tant qu'on ne le tentait pas inconsidérément, il y avait une chance que le destin nous oublie – pour un temps, peut-être long, voire très long, mais pas infini.

La dissuasion existentielle donne à l'événement apocalyptique qu'elle vise à prévenir un statut métaphysique très particulier. Non seulement elle ne l'anéantit pas, elle l'inscrit dans l'avenir comme une fatalité: c'est ce qui lui donne force dissuasive. Mais elle en fait par ailleurs un accident: c'est ce qui rend la dissuasion efficace … à l'accident près. Cet accident qui est aussi un destin n'est pas un possible qui ne serait pas actualisé: il est inscrit dans l'actualité de l'avenir. L'exclure de l'équation dissuasive au prétexte que, si tout va bien, il ne se réalisera pas, c'est condamner la dissuasion à l'impuissance .

C'est à tort que l'industrie nucléaire se félicite que Three Mile Island ne soit pas devenu un Tchernobyl, et que Tchernobyl n'ait pas fini en explosion atomique. Ces catastrophes majeures qui n'ont pas eu lieu à un "near miss" près sont la seule garantie que nous ayons que l'industrie trouve la sagesse et la volonté de les éviter. L'industrie est la première à reconnaître qu'elle prend le chemin opposé, malgré Three Mile Island, malgré Tchernobyl . Ce qui ne signifie qu'une chose: ce pire que le sort, ou un dieu, lui a évité, elle ne le tient pas pour réel, simplement parce qu'il n'a pas eu lieu. C'est une faute grave. Le reconnaître justifie ma proposition.

L'ignorance de l'humain

On a dit: "Tchernobyl est un accident soviétique, et non un accident nucléaire." À la réflexion, cette phrase me fait bondir. Elle recèle une troisième faute philosophique d'importance, peut-être la plus grave et qui les résume toutes.

Certes, le nucléaire peut être rendu très sûr. Il y faut pour cela des conditions techniques, d'organisation, sociales, culturelles et politiques bien particulières. Ces conditions sont sans doute satisfaites dans la France du début du vingt-et-unième siècle. Deux questions majeures doivent être posées à leur sujet.

J'ai posé la première question en commençant cette réflexion. Les conditions qui rendent le nucléaire sûr sont-elles compatibles avec les règles de base qui fondent une société démocratique, transparente et juste? Si l'on en juge par le passé, il est difficile de donner une réponse positive à cette question. Je me contenterai ici de citer un rapport de l'Office Parlementaire d'Evaluation des Choix Scientifiques et Technologiques rédigé par deux députés français et publié en 1998:

Que ses promoteurs l'acceptent ou non, l'énergie nucléaire est perçue dans le public comme une industrie particulière dans laquelle les règles de sûreté doivent être appliquées sans aucune défaillance et dans laquelle la transparence doit être totale. C'est un fait ! [...] On peut ... regretter qu'une certaine culture de l'autosatisfaction et de la non-transparence vienne conforter les arguments de ceux qui ont décidé, une fois pour toutes, que tout était opaque et secret dans le secteur de l'industrie nucléaire, comme il l'était pour l'énergie atomique militaire. [...] Le temps où quelques ingénieurs pouvaient décider seuls de la politique énergétique du pays est révolu. Il ne doit plus exister de domaine réservé duquel les citoyens et leurs représentants seraient exclus au profit d'une technostructure qui imposerait une pensée unique qu'elle serait seule à définir. [...] La voie est étroite entre un pouvoir technicien antidémocratique et opaque et l'agitation désordonnée de minorités qui nous conduisent à l'impasse ou nous emmèneraient au désastre.

Le cas français ne permet pas de conclure à l'existence de cette voie étroite. Mais c'est sur la seconde question que je veux insister. Qui peut garantir que les conditions qui rendent à un moment donné le nucléaire sûr sont pérennes, au moins sur la durée d'une génération de centrales? Certainement pas la technocratie.

La technocratie est impuissante à fournir cette garantie pour une raison essentielle et non pas de circonstance: c'est qu'elle ne sait pas donner sens à ce qu'elle juge être l'irrationnel des phénomènes humains. Elle ne comprend pas ce qu'elle appelle la "perception subjective" des gens devant le risque, qui la prend toujours par surprise tant cette prétendue perception lui paraît incohérente par rapport à l'objectivité des phénomènes. Mais les victimes de Tchernobyl ont parfaitement raison de multiplier par dix au moins l'évaluation des dommages que leur accordent les experts – je crois l'avoir montré.

Surtout, le rationalisme étroit de l'expertise la rend incapable d'anticiper que des êtres humains soient prêts à se faire sauter pour faire le plus de mal possible à leurs semblables. En lisant le livre du prix Nobel de physique Georges Charpak, qui donne tous les éléments pour vous dégoûter à jamais du nucléaire tout en déclarant celui-ci indispensable, j'apprends qu'en 1994, les centrales américaines n'étaient pas protégées contre le risque d'un choc provoqué par un camion bourré d'explosifs. L'année suivante, à Oklahoma City, Timothy McVeigh faisait sauter ainsi le bâtiment du gouvernement fédéral, tuant près de deux cents personnes. Cela, bien sûr, paraît aujourd'hui dérisoire, comparé à l'exploit des terroristes du 11 septembre 2001. Le rationalisme ne fait vraiment pas le poids devant la capacité d'invention de ce que Kant appelait le mal radical.

J'ai consacré l'essentiel de mes recherches philosophiques sur les affaires humaines à tenter de comprendre ceci: les mécanismes qui expliquent l'extraordinaire dynamisme de la société moderne, et par là même sa soif inextinguible d'énergie, sont les mêmes que ceux qui expliquent sa tendance à l'autodestruction.

Il se pourrait que le nucléaire ne soit sûr de façon pérenne que dans un monde de logiciens plus ou moins robotisés, de zombies sans affects ni passions, comme se plaisent à l'imaginer les champions de l'intelligence artificielle et autres sciences cognitives. Quand il s'agit des affaires humaines, il est remarquable que le rationalisme étroit de la technocratie, qui pourtant en appelle constamment à la science, cette philosophie moniste et matérialiste qui domine notre époque, devienne tout d'un coup un dualisme: il y aurait d'un côté la raison, celle des choses et des êtres traités comme choses, et de l'autre la déraison, celle des masses guidées par leurs affects. Le nucléaire appartient au premier domaine, il ne peut connaître d'accident. L'Union soviétique relève du second, elle était le lieu où tout pouvait arriver, y compris l'auto-sabordage. Quelle naïveté, coupable et dangereuse! La maturité consiste à comprendre, pour reprendre les mots de Michel Serres, que le rationnel est dense dans l'irrationnel, et l'irrationnel dans le rationnel.

En guise de postface

Je conçois que l'on puisse se méprendre sur les propos que je viens de tenir et que l'on me range illico presto dans le camp des antinucléaires. Ce serait une erreur. Je crois simplement que l'industrie nucléaire doit répondre aux questions que je pose. Il y va de la confiance de ce public dont elle sait bien qu'elle doit le flatter si elle veut devenir légitime. Mais il suffit aujourd'hui de poser des questions à l'ordre établi pour se faire taxer d'extrémisme. Sans doute l'ordre établi se croit-il si fragile qu'il craint la moindre remise en question.

J'ai accusé l'expertise, non les experts, de ce que Hannah Arendt, dans un texte fondamental, appelle la "courte vue" (thoughtlessness) de l'homme moderne devant ses instruments. La question que je pose est finalement celle-ci: l'industrie nucléaire est-elle par nature un outil qui nous empêche de penser ce que nous faisons? Voici le texte d'Arendt, publié en 1958:

"Il se pourrait [...] que nous ne soyons plus jamais capables de comprendre, c'est-à-dire de penser et d'exprimer, les choses que nous sommes cependant capables de faire. […] S'il s'avérait que le savoir (au sens moderne de savoir-faire) et la pensée se sont séparés pour de bon, nous serions bien alors les jouets et les esclaves non pas tant de nos machines que de nos connaissances pratiques, créatures écervelées [thoughtless] à la merci de tous les engins techniquement possibles, si meurtriers soient-ils. ."


Unité qui mesure l'effet des radiations ionisantes sur la santé.

Propos tenus par le représentant de l'AIEA à la conférence de l'OMS qui s'est tenue à Kiev en juin 2001; rapportés par Maryvonne David-Jougneau, "Semmelweis, Bandajevsky: des savants victimes de la répression scientifique" in Guillaume Grandazzi et Frédérick Lemarchand (eds.), Les silences de Tchernobyl. L'avenir contaminé, Editions Autrement, Paris, 2004, p. 106-107.

Docteur Jean-Claude Nenot, de l'Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire, in "Les conséquences de l'accident de Tchernobyl. Analyse du rapport 2005 des Nations Unies", RGN, 5, septembre-octobre 2005. Je souligne.

Ecrit en collaboration avec Richard L. Garwin et Venance Journé, chez Odile Jacob, 2005.

Clarendon Press, Oxford, 1984.

Le conte de Jorge Luis Borges, lui-même un pur chef d'œuvre, qui s'intitule "Le thème du traître et du héros", se réfère explicitement au conte de Chesterton. Bernardo Bertolucci a tiré du conte de Borges un grand film, La stratégie de l'araignée. Le film culte de Bryan Singer, The Usual Suspects, est une variation sur le conte de Chesterton.

G. K. Chesterton, "L'épée brisée" in La clairvoyance du père Brown, Union Générale d'Editions, 10/18, 1983.

Titre de l'entretien que l'académicien Vassili Nesterenko a donné à Galia Ackerman, in Les silences de Tchernobyl, op. cit. Directeur de l'Institut de l'énergie nucléaire de Biélorussie, il arrêta toutes affaires cessantes son travail scientifique et celui de l'Institut pour étudier les conséquences de la catastrophe de Tchernobyl. Exigeant des mesures immédiates telles que l'évacuation des habitants proches de la centrale, il fut accusé d'avoir "semé la panique." Il a depuis créé un institut de radioprotection indépendant, "Belrad".

Voir le beau commentaire que donne Monique Canto-Sperber de cette phrase extraordinaire dans son livre L'inquiétude morale et la vie humaine, PUF, 2001, p. 241.

On trouvera des développements de ces idées difficiles dans mes deux livres: Pour un catastrophisme éclairé (Seuil, 2002; 2004); et Petite métaphysique des tsunamis (Seuil, 2005).

Un article de la revue Nucleonics Week daté d'octobre 2003 fait le compte rendu d'un colloque organisé par l'Association mondiale des exploitants de centrales nucléaires (AMECN), créée après la catastrophe de Tchernobyl dans le but expressément déclaré d'empêcher la répétition d'un semblable accident. L'article en question s'intitule "Le contentement de soi et la négligence menacent l'industrie nucléaire, selon les avertissements de l'AMECN." La lecture de cet article et du commentaire qu'en donne Georges Charpak dans son livre déjà cité (p. 8-9 et 487-491) donne la chair de poule. On y lit: "Le président de l'association … a déclaré qu'un 'mal terrible' menaçait de l'intérieur les établissements des opérateurs nucléaires. Ce mal commence, a-t-il dit, par la 'perte de motivation à apprendre auprès des autres, un excès de confiance et la négligence dans le maintien d'une culture de sécurité en raisons de pressions considérables exercées pour réduire les coûts suite à la déréglementation du marché de l'énergie.' S'il n'y est pas remédié, ces problèmes 'sont comme un mal terrible qui naît au sein  de l'organisation' et peut, s'il n'est pas décelé, conduire 'à un accident majeur' qui 'détruira l'organisation tout entière'."  Charpak commente (p. 9): "nous ne sommes pas à l'abri de nouveaux tchernobyls [sic], parce que le même esprit d'irresponsabilité qui a causé Tchernobyl est en train de se répandre, malgré l'existence d'un système qui a été conçu pour rendre Tchernobyl impossible, à cause d'une avidité aveugle à l'égard de l'argent." J'ajouterai que lors du ou des prochains Tchernobyl, le sort ou le dieu du near miss ne seront pas nécessairement aussi cléments qu'ils le furent jusqu'ici.

MM. Christian Bataille et Robert Galley.

Hannah Arendt, The Human Condition, The University of Chicago Press, 1958; trad. fr. par Georges Fradier, Condition de l'homme moderne, Calmann-Lévy, 1961, p. 9-10.

 

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